Alors que vais-je ajouter cette fois ? Eh bien, comme je l'avais écris dans le premier topic concernant ma nouvelle, j'attendais la fin de la semaine de tournoi pour vous livrer la version longue originale. C'est à présent chose faite. Vous découvrirez notamment des scènes inédites concernant un personnage coupé dans la version diffusée pour le tournoi des nouvellistes. A noter que les noms des personnages et des lieux sont légèrement différents dans cette version. Bonne lecture.
Transition sur la lumière
version originale
La nuit va tomber sur l'hémisphère sud de Kelonh.
Les deux lunes brillent déjà dans le ciel et la nature se pare de ses habits
nocturnes. Dans peu de temps vont s'allumer les feux de Tsiklan, la cité qui
règne dans cette parcelle territoriale. Les hautes tours blanches brilleront
alors tel un flambeau dans la nuit. C'est une cité vaste et noble qui s'étend
au creux d'une large vallée. De grands esprits ont autrefois présidés à son
édification et, aujourd'hui elle figure parmi les cinq plus riches villes de la
planète. Une fierté pour ces citoyens.
Lorsque les ténèbres obscurcissent enfin l'horizon,
et que par la baie vitrée on ne plus apercevoir les grands jardins qui bordent
l'entrée de la Tour Principale, Jessika Fengor soupire d'aise intérieurement.
La réunion du conseil se doit en effet de s'achever à ce moment précis. C'est
la loi séculière qui l'édicte.
Ainsi, l'ordre du jour est dit épuisé et les membres
du conseil se lève. De la magnifique salle de réunion n'émerge que des femmes.
Celles-ci, au nombre de trente, portent toutes la longue tunique dorée
officielle. C'est le signe du culte de Sêiléna, la déesse lumière, qu'elles
arborent fièrement dans les couloirs
aseptisés de la massive Tour Principale. Leur position est la plus haute dans
la religion de Kelonh : selon le Dogme, c'est à Tsiklan qu'est apparue Sêiléna.
Jessika est la plus jeune femme de cet organe
religieux appelé conseil féminin. Elle n'y est qu'auditrice. Pourtant,
l'honneur de cette fonction prestigieuse parait déjà sur elle. Ce soir, elle ne
se rendra pas au service religieux comme l'exige cependant la loi séculière.
C'est l'anniversaire de son mari qui lui a permit d'obtenir une dérogation
spéciale. Aussi, tout en gardant une attitude que lui dicte son rang, elle hâte
le pas. Mais au fur et à mesure de sa descente, elle se prend à courir.
En sortant de la Tour Principale, elle s'empresse
tellement de gagner son véhicule qu'elle en oublie de se prosterner face à la
haute statue de marbre qui représente Béthanie, la première prêtresse du dogme
féminin. Par chance, les autres conseillères ne l'ont pas vue. Sa carrière
aurait pu en être brisée. Aussi, alors qu'elle se trouve aux commandes de son
véhicule, elle n'a plus dans la tête que la préparation de la surprise qu'elle
compte faire à son mari. Rapidement, elle laisse les hautes et vénérables
bâtisses gouvernementales derrière elle, pour s'enfoncer vers les secteurs
d'habitations.
***
La lumière s'étire au loin vers l'infini. Le temps
s'efface et s'annule autour de sa réalité. Une bulle explose dans un fracas
assourdissant. Il a l'habitude, cela ne le trouble pas. Il est homme, il est
femme; cela dépend de son humeur. Aujourd'hui, c'est un homme. Mais demain tout
peut changer.
D'où vient-il ? Il ne sait pas lui-même et il s'en
moque. Ses origines se perdent dans la nuit des temps, mais qui s'en soucie ?
Pas lui en tout cas.
Il est inconnu de tous, et pourtant si proche. A
l'affût. Il traque, c'est sa raison de vivre. Il se fond si bien dans la masse,
que personne ne l'aperçoit jamais. Il ne rate jamais sa proie. Et même s'il lui
faut la traquer pendant un millier d'années, il la poursuivra jusqu'au moment
propice, jusqu'à ce moment où il sentira la vie de sa victime s'évanouir dans
le néant. Alors, il capturera son essence hurlera son triomphe.
A-t-il un nom ? Des centaines, des milliers; aucun
qui ne lui appartienne vraiment. Il aime se désigner par la simple appellation
de "traqueur". La banalité de ce terme lui plaît, elle cache si bien
ce qu'il est vraiment...
La bulle s'est volatilisée maintenant. La lumière
n'est plus la même. Chaque réalité à ses couleurs, ses odeurs et ce soupçon
d'on ne sait quoi qui fait sa spécificité. Chaque réalité est unique. Le
traqueur a tant voyagé d'une dimension à une autre que plus rien ne l'étonne.
Pour lui, une même planète peut revêtir une infinité d'aspect différent.
Il regarde les alentours. La planète se nomme Kélonh
dans cette dimension; dans une autre, elle s'appelait Talora, et dans une autre
encore Mandory. Une infinité de nom pour une infinité de dimension. Cela ne le
trouble pas. Grâce à un talent inné, il sait où il se trouve et quand, il se
trouve. Il n'a pas de pouvoirs cependant; il sait, c'est tout.
Le temps est plutôt brumeux aujourd'hui. Cela correspond
bien à la saison de la quatrième décade du sixième cycle. Il regarde autour de
lui. Depuis qu'il est sorti de la bulle, il est devenu visible aux yeux des
gens de cette réalité. Aucune importance : ils ne voient que ce qu'ils veulent
bien voir. Le traqueur n'a pas à ce faire de souci pour ça.
L'année standard est 10348, mais Kélonh, elle, est
parvenu en l'an 3659 de son ère. Elle appartient à l'empire d'Axphilia depuis
mille ans. Il sourit, dans une autre réalité, elle combattait l'empire depuis
cinq cents ans pour avoir sa liberté. Mais ici, l'empire n'est pas tyrannique,
alors ce combat n'a pas lieu d'être.
Il avance dans un jardin magnifique bordé par des
hautes et majestueuses bâtisses. Le temps ne semble pas s'écouler dans ce havre
de paix. Tout est calme. Trop calme. Le traqueur ne sait pas pourquoi il se
trouve ici. Il ne contrôle pas la bulle, il est soumit à ses caprices. A chaque
essence collectée, elle apparaît de nulle part, et elle l'emmène ailleurs, à
une autre époque, sur une autre planète. Ce jeu dure depuis toujours. Mais le
traqueur l'aime trop pour vouloir l'arrêter.
Il y a pourtant quelque
chose d'étrange ici.
Pour la première fois, il ne comprend pas. Ce lieu
ne ressemble pas aux endroits qu'affectionnent la bulle. Pas de guerres, pas
d'agitation. Aucune friction entre peuple, entre races, entre tribu. La paix.
Il ne comprend pas. A chaque arrivée dans une dimension, sa proie se dessine
dans son esprit. Il la voit et il la connaît aussitôt. Aucune proie ne
s'affiche cette fois.
Comment pourra-t-il sortir de cette réalité, s'il
n'y a pas de proie. C'est impossible, il y a toujours une proie à chasser,
toujours une essence à collecter. C'est sa seule raison de vivre. Une nouvelle
réalité, une nouvelle proie. Il en a toujours été ainsi.
La bulle s'est trompée, c'est la seule explication.
Il ignore cependant comment la rappeler pour s'enfuir de cette réalité sans
intérêt. La sensation d'abandon l'envahit. Une chose qui lui a toujours semblé
inconcevable se produit. Il ne peut s'agir d'une erreur. Il se raisonne; Pas
d'avantage il ne veut croire à la fin de son aventure avec sa compagne
silencieuse. Il y a une autre explication. Il le sait et il entend bien la
découvrir.
Alors, il étudie sa situation et cherche à mettre de
l'ordre dans ses idées : la proie existe, la chasse a bien commencée mais cette
fois-ci, le défi est plus grand; c'est tout. C'est à lui de trouver la bonne
proie qui fera réapparaître la bulle. Ce défi lui plaît, même s'il ne comprend
pas les fantaisies de la bulle, il l'accepte.
Les ténèbres se rassemblent dans son esprit, il
n'aime pas être prisonnier du temps et de l'espace. Il jette un nouveau regard
sur l'horizon : toujours aussi paisible. Quel ennui ! Pourquoi la bulle
a-t-elle choisie un endroit pareil pour le mettre au défi ?
Le temps n'est plus aux questions, il doit agir s'il
ne veut pas sombrer dans la folie. Il trouvera cette proie qui le délivrera de
cette réalité. Mais où et comment ? Tuer tout ce qui bouge paraît fastidieux et
lassant pour un chasseur de son espèce. Alors, quoi faire pour éviter
d'atteindre le désespoir ultime où, de
rage, il éveillera son instinct bestial ?
Il n'est pas une bête. Il doit comprendre, pénétrer
à l'intérieur de la logique de la bulle. Il y a une proie dans cette dimension;
elle est simplement bien cachée. La partie de chasse doit commencer, il n'a que
trop tardé. Il faut regagner la civilisation, l'étudier pour voir son point
faible. Le terrain se limitera à cette planète, c'est un principe qu'a toujours
respecté sa capricieuse compagne d'énergie, alors, s'il veut que les choses
reprennent leur cours, il doit se lancer à l'aventure.
Et le traqueur avance, se mêle à son nouvel univers.
Il observe cette civilisation avec
attention et étudie sa situation dans l'empire axphilien. Il découvre une
planète perdue dans un univers qu'elle ne comprend pas, une planète qui se sent
étrangère à cet empire et qui au fond d'elle-même aspire à l'isolationnisme. En
quelques heures, il en sait suffisamment pour être l'un d'eux. Dans cette
dimension, Kélonh est une puissante gynécocratie; pour une marche de manoeuvre
totale, il se fera donc femme. Puis, il
prendra le visage et l'identité d'une victime choisie pour sa position
sociale. Il assimilera tout de sa vie en une fraction de secondes et il
deviendra elle.
***
Harnod Fengor
a eu trente-trois ans hier. Avec sa petite famille, ils ont fait une fête.
Jessika était rentrée plus tôt du conseil et avait été cherchée la petite de
huit ans à l'école. Et lui, quand il était rentré de son travail, il avait eu
la surprise. Ce qu'il avait pu être heureux à ce moment ! Une nuit d'amour
s'est pourtant passée, mais il est retombé dix heures plus tard. Il s'était
promis de ne jamais recommencer, mais encore tout étourdi du parfum envoûtant
de sa femme, il était retourné le lendemain vers Enia, l'autre.
Qu'est-ce qui lui a pris ? Pourquoi a-t-il trahi à
nouveau la confiance de sa femme ? Il reste incapable de le dire. La douleur
palpite dans tout son être; la plaie
saigne encore. Il se traite de tous les noms, mais cela ne permet pas de
l'amender de sa faute. L'amertume le gagne, il se sent misérable et veut en
finir avec lui-même. L'adultère est passible de mort de nos jours, il le sait
bien mais il ne tremble pas. Il veut même se dénoncer à la justice pour que
l'amertume se termine enfin.
L'eau crépite à plusieurs mètres de lui. Enia,
savourant la caresse de la douce ondée, est aussi consciente des dangers que
court son amant. Pour elle, c'est différent, juste une amende. Elle s'en moque,
seul le plaisir procuré compte. Elle entend une porte claquer : Harnod a déjà
fui pour rejoindre sa famille. Il ne reviendra plus, le poids de la culpabilité
est trop fort en ce monde. Qu'importe, elle en trouvera un autre.
Combien d'heures a-t-il marché dans les grandes rues
de la capitale ? Il s'en moque. Le temps a perdu toute espèce d'importance pour
lui. N'a-t-il pas une famille à s'occuper, une fille à aller chercher à l'école
? Il se sent encore incapable d'affronter leur regard. Il ne retournera que lorsqu'il
aura trouvé des mensonges crédibles à leur raconter. Pour l'instant, il erre
sans se préoccuper de rien. Il doit oublier sa faute. Après, il reviendra. Le
hasard des rues le ramène vers le quartier où il avait coutume de se rendre
lorsqu'il était encore célibataire. Certains invoqueront la marque fatale du
destin, d'autres verront l'influence de l'inconscient dans ce brusque retour
aux sources.
Les vieux instincts se réveillent, il continue sa
route. Le gouvernement féminin est stricte sur la moralité de ses citoyens,
mais il ferme les yeux sur quelques quartiers, comme conscient que l'homme
qu'il ne peut comprendre, doit parfois se retrancher dans un endroit peu
recommandable pour survivre à la pression de la vie. Sur plusieurs petites rues
s'étendent donc tripots et bars louches à foison. Evidemment, dans ces boîtes,
les strip-teaseuses sont des clones sans esprit, modelés sur les fantasmes
primitifs de l'homme; aucune femme sur Kelonh ne pourrait accepter de se
dégrader à ce point.
Un signal a retentit lorsqu'il a pénétré dans le
bar. Sur l'instant, il n'a pas réalisé ce qui c'est passé, mais, maintenant que
deux colosses sont venus lui barrer la route, tout s'éclaircit brusquement dans
son esprit. Ce lieu est interdit aux hommes mariés. C'est la puce
microscopique, implantée en lui au soir du mariage qui a déclenché le signal.
Elle a également envoyé ce signal au commissariat le
plus proche, et s'il insiste, il se retrouvera derrière les barreaux. Harnod
n'est plus à un crime près, mais il veut éviter l'humiliation qui retombera
automatiquement sur sa femme. Il n'a désormais plus qu'une seule solution : il
doit rentrer chez lui. Il doit retrouver son univers quotidien.
***
Le sang coule sur le sol marbré d'une large avenue.
Il fait presque nuit, personne n'a assisté au massacre qui vient d'avoir lieu.
Tapi dans l'obscurité, le traqueur regarde le corps tremblant de sa victime. La
jeune femme est encore vivante, mais son regard est presque déjà plongé dans
les abîmes de la mort. Alors qu'il contemple un instant ce visage magnifique
qui va bientôt se figer, une émotion qu'il pensait ne pas être capable de
ressentir vient assaillir son être intérieur. Une tristesse profonde. En cet
instant, il regrette presque son geste. Quelque chose en lui semble s'être
brisé. Pourquoi avoir choisie cette femme en particulier parmi les autres
femmes de sa classe sociale ? Aucune logique n'a guidé son geste. L'instinct,
cet infaillible instinct à été son seul maître. Comme toujours. Pourquoi donc
ce regret qui l'empoisonne à présent ? Tant de questions encombrent sa
conscience.
Il balaye de son esprit ces pensées contraires à sa
nature. C'est un chasseur : il ne connaît pas la pitié, et encore moins le
remords. Il doit poursuivre la chasse. Alors, fermant les yeux, il sent son
corps se transformer et prendre les formes de la femme qu'il vient de tuer. Il
pense à tout ce qu'il sait d'elle. Il se prépare mentalement à devenir elle, à
se comporter et à vivre comme elle.
Un souffle rauque déchire le silence de la nuit
printanière : Elle va succomber à ses atroces souffrances. Plus que quelques
secondes maintenant avant l'issue finale. Ce moment est rituel, presque sacré
pour le traqueur. Lorsque sa victime meurt, lui se modèle définitivement à son
image. C'est une résurrection en quelque sorte, une transmission de vie. Même
après tous ses centaines d'années de chasse, il ne sait pas comment savourer
cet instant à sa juste valeur. Il étend les bras vers le néant, comme pour
accueillir cette vie qu'il va revêtir. Bientôt.
Un vent puissant se lève. Un éclair de lumière
s'abat derrière lui dans un tonnerre fracassant. Le traqueur ouvre alors les yeux et se
retourne vers sa victime. Mais une désagréable surprise l'attend : elle a
disparu. Elle s'est volatilisée. Comment un tel phénomène a-t-il pu se
produire, alors que pas un seul nuage n'occupe le ciel ? A nouveau le doute
l'envahit. Trop d'événements inhabituels se produisent depuis qu'il se trouve
dans cette réalité. Rien ne correspond aux règles qui ont toujours régie sa
chasse. Est-ce là un nouveau caprice de la sphère ? Est-ce elle qui vient
d'emporter la femme dont il vient de voler les traits ?
Le désordre commence à régner dans son esprit. Il se
demande si la folie ne prend pas petit à petit part sur lui. Le jeu le lasse à
présent et la colère monte en lui. Jamais il n'a été à ce point le jouet de la
bulle d'énergie. Jamais. Et, il refuse que cela continue ainsi. Alors, paré de
cette nouvelle apparence, il part s'enfoncer dans la nuit. Il ne peut plus
contenir sa colère, cette fureur qui secoue ses entrailles. Quelqu'un doit
payer le prix de sa rage...
***
Il n' y a personne pour accueillir Harnod lorsqu'il
regagne cette belle maison acquise grâce à la haute fonction de sa femme.
Jessika n'est pas encore rentrée malgré l'heure tardive. Heureusement, elle a
pensé à avertir l'école de son subit empêchement et la petite dormira là-bas.
Harnod l'apprend à son plus grand soulagement en consultant le mémo de
l'holovision. C'est une circonstance prévisible lorsqu'on est marié à un membre
de l'honorable conseil féminin. Il sera donc seul pour une partie de la nuit.
Cela lui donnera le temps de se composer un nouveau visage d'homme fidèle.
Aussi, après avoir dégusté le repas synthétique tout
juste créé par le duplicateur alimentaire, Harnod s'installe devant
l'holovision. Les programmes vont et viennent au gré de son intérêt jusqu'à se
stabiliser sur le média d'information. Une journaliste présente les nouvelles
du jour sans grande émotion, puis se focalise sur un point essentiel,
dramatique et grave. Une vague d'assassinats inexpliqués a secoué la capitale
en début de soirée. Dix-huit personnes, hommes et femmes ont ainsi trouvé la
mort. Harnod frémit, comment sur cette planète paisible peut-il se trouver
encore quelqu'un capable d'une telle horreur ? Un sentiment d'effroi l'envahit.
Il écoute alors attentivement le reste, les
hypothèses de la police et la dérive paranoïaque des journalistes. Kelonh étant
fermée aux émigrants des autres planètes de l'empire, le meurtrier ne peut
qu'appartenir à un groupuscule local. La planète s'était toujours cru à l'abri
du vice et du crime en tenant ses distances vis-à-vis des autres systèmes,
allant jusqu'à limiter les permis de sortie à ses ressortissants pour qu'ils ne
soient pas contaminés par l'immoralité axphilienne. Aujourd'hui, la journaliste
constate que ces efforts ont peut-être été vains.
Harnod tremble de nouveau, Jessika ne rentre
toujours pas. Les deux lunes brillent dans les ténèbres depuis cinq heures
maintenant, et elle n'est pas encore là. Et, entendant, la police déclarer à la
journaliste qu'il n'y a pas lieu d'appeler les forces axphiliennes à la
rescousse, Harnod pense à sa femme et au danger qu'elle court si elle
s'aventure dans la nuit. Mais écrasé par la fatigue, il s'endort. Trop
d'émotions pour aujourd'hui.
Des formes. Des schémas
complexes. Une lumière violente.
Ce n'est pas un rêve, pourtant Harnod sent son corps
figé par la pesanteur du sommeil. Il est conscient, absorbé dans la
contemplation de quelque chose qu'il ne peut comprendre. Il essaie de
s'arracher de ce cauchemar si réel et de se convaincre qu'il dort et qu'il
rêve, mais cela lui semble impossible. Un objet étrange, de forme ovoïde se
détaille devant sa conscience. Mais il refuse de se laisser prendre par cette
hallucination, et combat pour replonger dans l'inconscience. Ses efforts sont
fructueux, il se rendort.
***
Jessika le regarde sans un mot. Elle vient à peine
de rentrer et elle est épuisée. Son mari est allongé sur le divan du salon tout
habillé. Sur Kelonh, c'est d'une incorrection totale, mais elle ne semble pas
s'en préoccuper. Elle se déshabille, dévoile un corps magnifique au clair de
lune qui traverse la fenêtre de sa chambre et, mettant une paire de gants
anti-gravité, elle va chercher son mari pour le déposer sur le lit, puis le
déshabille. S'allongeant, elle va essayer de s'endormir à ses côtés. Le
regardant, elle devine tout de l'après-midi de celui-ci et de son escapade vers
les quartiers louches. Elle ne s'en trouble même pas. A son réveil, pour ne pas
attirer son attention, elle sera une épouse modèle. Elle a trop besoin de lui
pour commettre une erreur.
Il se réveille après quelques heures d'un sommeil
lourd. Il a mal à la tête, mais ne s'en préoccupe pas. Sa femme est contre son
flanc, nue; ce n'est pas son habitude. Cette image lui plaît, cela ressuscite
en lui le temps de leurs premières amours, il y a quinze ans.
Elle est réveillée. Sans émotions, elle le regarde.
Il ne doit rien comprendre; elle doit se confondre avec l'ensemble jusqu'au
jour de la libération. Alors, elle le laisse s'approcher et l'enlace en
souriant. Harnod a oublié Enia pour de bon. Il aime trop sa femme et entend la
garder. Il va tout oublier dans ses bras et redevenir le mari idéal.
Une sphère. Des schémas. Une
énergie intense
C'est un flash qui
a transpercé son esprit. La douleur est intense. Il ne peut la chasser.
Jetant un cri, il ne s'est pas rendu compte qu'il s'est presque écroulé sur le
corps de sa femme. Il roule sur le côté. Les images défilent dans sa tête avec
une rapidité affolante. Il se débat, nu sur son lit, contre des fantômes qui
semble ne hanter que lui.
Jessika est abasourdie. Elle semble comprendre
quelque chose, mais reste silencieuse. Elle a sentit une aura qu'elle a cru
reconnaître l'espace d'un instant. Mais, cette impression ne lui déclenche
aucun souvenir et s'évanouit aussitôt. Est-ce possible que... ? Non, c'est
impossible. elle chasse l'idée de son esprit et essaie de le calmer.
***
Eldrik est l'ami d'enfance d'Harnod. Depuis une
heure ce matin, il écoute ce récit qu'il ne cesse de répéter et fait semblant
de croire à ce qu'il entend. Intérieurement, il se promet de ne plus venir
aussi rapidement quand on l'appelle si tôt. Surtout pour entendre de tels délires.
Harnod, les cheveux coiffés à la hâte, s'adresse
alors à son ami de toujours avec un air désespéré. Il dit avoir été incapable
de fermer l'oeil de la nuit. Des images, toujours les mêmes, l'en empêchent.
Eldrik hausse les épaules. Voilà bien beaucoup d'histoires
pour un mauvais rêve. Pourtant, en souvenir de ces longues années d'amitié, il
s'efforce de prendre un ton rassurant et compréhensif. Il lui conseille de ne
pas aller travailler aujourd'hui pour prendre un peu de repos. Pourquoi pas
même un jour ou deux.
Harnod s'agite avec frénésie et tend sous les yeux
de son ami les feuilles où il a dessiné ses visions. Un rêve peut-il être aussi
précis ? quelqu'un de novice en technologie peut-il penser ainsi à des systèmes
si évolué ?
Ce qu'il imaginait être l'expression désordonnée
d'une imagination troublée par l'énervement surprend profondément Eldrik. Les
schémas sont clairs, organisés et semblent former un ensemble cohérent.
Exaninant à nouveau les dessins, il se trouve presque fasciné. Technicien à ses
temps de loisirs, il donnerait cher pour en être l'auteur. A demi convaincu, il
regarde un instant son ami. Le problème d'Harnod l'intrigue autant qu'il
l'effraie. Il croit distinguer dans son regard fatigué cet éclat de folie
inquiétant qui éveille lui une impression de malaise. Un sentiment de terreur
le saisit sans qu'il n'en comprenne vraiment la raison. Il s'interroge
brusquement sur la santé mentale d'Harnod. L'envie de s'enfuir de cet endroit
le gagne aussitôt. Il résiste un moment encore à cette idée. Il la trouve même
stupide. Cela sera de courte durée.
Précipitamment, il se lève et balbutie une parole
réconfortante. Il lui propose de prendre rendez-vous avec un psychologue.
Peut-être même doit-il prendre plusieurs jours d'arrêt et partir en vacances.
D'un pas faussement tranquille il se dirige vers la porte.
Harnod veut le retenir, mais il comprend son ami. Et
ce n'est pas sans tristesse qu'il le regarde sortir, l'abandonnant à ses démons
intérieurs. En lui-même, Il comprend que personne ne pourra l'aider dans sa
lutte contre ses étranges visions. On le prendrait pour un fou, un être
déséquilibré. Personne ne pourrait le croire sans prendre peur de lui. Il
regrette alors d'en avoir parlé et se jure de ne plus recommencer. C'est un
combat qu'il doit entreprendre seul.
Soudain, une douleur déchire son esprit. Les visions
reprennent. Bien qu'il ne dorme pas, les images de son tourment viennent à
nouveau l'agresser. La souffrance est plus forte que jamais. Harnod essaie de
ne pas céder à la panique. Mais cette fois, aucun de ses efforts ne portent
leur fruit. Pire : ses membres semblent s'animer comme doués de leur propre
vie, refusant d'obéir à son contrôle. Une crise permanente va alors s'emparer
de son corps. Une idée s'impose à ses pensées. bientôt l'idée se fait voix :
s'il veut que le cauchemar cesse, il doit obéir à ses visions.
***
Harnod ne connaît rien à la technologie. Il est
vendeur de métier et n'a pas d'autres cultures que celles assénées par les
programmes de l'holovision. Pourtant, il veut faire cesser ces visions
obsédantes et pouvoir dormir en paix. Jessika a disparu avec la petite depuis
trois jours sans véritables explications. Qu'importe, il se bat pour retrouver
sa paix intérieure; elle ne ferait que le gêner. Il ne va plus à son travail,
ne mange et ne dort presque plus. Toujours ces images et ses schémas viennent
le hanter. Pas une minute du jour ne se
passe sans que ne s'affiche dans son esprit de nouvelles visions. Il ne sait
pas pourquoi il se trouve victime de ces hallucinations, mais il veut tout
faire pour qu'elles cessent. Et la seule solution qu'il lui reste est donc de
construire l'objet que ces cauchemars lui révèlent. Une certitude s'est gravée
en lui : lorsque l'objet sera achevé, ce sera la fin de son enfer.
Alors, par n'importe quel moyen, il se procure les
pièces que réclament ses visions. Il dépense l'argent du foyer, vole la nuit
dans des entrepôts. Il n'a plus qu'un but : construire cette étrange sphère
pour retrouver la paix. Dès lors, il n'arrive plus à s'arrêter. Il n'en revient
pas. Lui qui n'a jamais été manuel, manie avec perfection outils et composants.
Il trace des schémas, échafaude la structure du système principal. La fatigue
ne semble plus l'attaquer, son activité est fébrile. Ses mains agissent, obéissant
aux ordres des images qui hantent son esprit, mais son intelligence ne saisit
rien de son travail. Que lui arrive-t-il ?
Eldrik est revenu hier le regard plein de
compassion. Le remords l'a travaillé au fil des jours et il ne pouvait plus
laisser son ami dans un tel état sans rien faire. Il a offert son aide mais
Harnod l'a rejeté. Il a rompu le seul pont qui le rattachait à l'humanité.
C'est trop tard pour lui, il ne vit plus que pour la machine. L'holovision
fonctionne toute la journée. Grâce à elle, il entend le monde et sait ce qui se
passe. Ce lien là lui suffit.
De nouveaux meurtres ont été perpétrés dans la
capitale, mais aussi dans les cités annexes. A ce jour, toutes les cités de
Kelonh ont été touchées. La planète tremble. On parle de bandes, de complot à
l'échelle mondiale, mais on n'a jamais d'indice. Les enquêtes piétinent et la
population tremble. Les vieux démons de l'isolationnisme se réveillent et le
gouvernement féminin se fragilise. Si la situation perdure, il faudra
immanquablement appeler l'aide des forces axphiliennes, et renoncer du même
coup à cette indépendance qui a toujours été l'apanage de Kélonh.
La liste des victimes s'étale dans les mémos de
chaque citoyen. Le nom Jessika Fengor y est apparut. Elle a succombé elle-aussi
à cette vague de meurtres. La tristesse a secoué Harnod quand il a appris la
sinistre nouvelle, puis la rage. Presqu'autant d'émotions l'ont assailli
lorsqu'il a apprit ensuite le décès d'Eldrik. Plus que jamais, il doit terminer
son travail.
La puce s'est désintégrée d'elle-même dans son
corps; il est un célibataire maintenant. Soudain, un tintement fait vibrer
l'holovision. Le visage d'Enia s'affiche. Elle sait et veut le consoler;
maintenant qu'il est veuf, ils ont le droit, ce n'est plus un crime.
Lui, crie en voyant le visage de cette femme sans
respect. Il ne veut plus la voir, il ne veut plus voir personne. Même pas sa
petite fille qu'on remettra à ses grand-parents. Il est désormais seul et il
veut en terminer avec son cauchemar.
Son travail s'achève le lendemain. La machine est
terminée. Les visions ont cessé, mais il n'a toujours pas la paix intérieure.
Maintenant que son regard est focalisé sur la cabine métallique de forme
ovoïde, une voix lui ordonne de la mettre en marche.
Une vibration secoue la cabine, alors qu'il actionne
le mécanisme. Elle se met à pivoter sur elle-même lentement. Un bruit de
tonnerre retentit soudain. Une décharge d'énergie semblant surgir de nulle part
ionise l'air en éclatant sur la machine. Prenant de la vitesse, la sphère de
métal commence à émettre un étrange champ d'énergie et une lumière intense, la
lumière de ses visions, vient brusquement la recouvrir. Harnod semble hypnotisé
par l'objet créé de ses propres mains et se demande comment il a pu imaginer
une telle chose. Mais maintenant que
va-t-il se passer ?
Il ne s'est pas rendu compte qu'une personne vient
d'arriver, mais poussé par une sorte d'instinct, il se retourne, et il la voit.
C'est Jessika. C'est impossible, cela ne peut être elle. Et pourtant, si. Elle
lui sourit, tout en s'approchant. Harnod a un sombre pressentiment. Elle
s'approche encore, regardant avec triomphe l'objet qui s'est transformé en
sphère d'énergie. Alors elle décide d'ôter le masque et une créature aux formes
indéfinissables apparaît.
Harnod frémit. Il ne comprend pas ce qu'il fait, il
ne comprend pas la portée de son geste, mais mu par la peur ou par la folie, il
se jette sur la sphère lumineuse. Il s'attend à être foudroyé, mais rien de tel
ne se passe, il s'intègre dans la sphère.
Le cri du traqueur résonne dans la petite maison. Il
est arrivé trop tard. Il n'a pas eu la rapidité suffisante pour empêcher le
geste d'Harnod, et, alors que la bulle disparaît, il se retrouve seul avec sa
malédiction.
Sa proie était introuvable. Cédant à la panique, il
s'était mis à ravager les rues de Kélonh, dans l'espoir de dénicher enfin sa
proie. Sans résultat. Puis il s'était rendu compte de la soudaine réceptivité
d'un humain et pour l'étudier, il devint sa femme. L'humain semblait désormais
son seul espoir et il amplifia au maximum sa réceptivité. Puisqu'il recevait
avec autant de perfection les ondes télépathiques, le traqueur l'utiliserait
comme son instrument pour reconstruire la bulle. Les plans se trouvait caché
dans son propre subconscient, inaccessibles pour lui-même, mais un télépathe
d'une extrême sensibilité pouvait en capter les émissions et travailler pour
lui.
Maintenant, il comprend. Il comprend avec amertume
que cet humain était sa proie et que, pour la première fois, il a échoué. La
chasse est terminée, la bulle ne réapparaîtra plus jamais. Il est prisonnier
pour toujours de cette réalité et doit s'en accommoder. Pour toujours.
Mais il ne sait pas tout. Il ne saura jamais la
vérité qui faillit se révéler à lui lors de sa seule nuit avec Harnod, c'est
peut-être mieux comme ça.
***
Une énergie intense lui traverse tout le corps. Son
corps et son esprit sont en feu. Harnod crie sa souffrance, tandis qu'il se
retrouve prisonnier de cette sphère de lumière, cette bulle. Pourquoi a-t-il
commis un geste si déraisonnable ? Il ne sait pas, il ne sait plus.
Son corps devient énergie, entrant en osmose avec la
bulle. Une transformation irrémédiable s'opère en lui. Sa chair se désintègre
au profit d'une apparence informelle. Une nouvelle matrice s'impose à tout son
être. Il mute peu à peu, sans savoir ni comment, ni pourquoi, trop préoccupé
par sa propre souffrance. Il comprend les conséquences de son geste à présent,
mais c'est trop tard désormais.
La douleur s'estompe, puis disparaît pour être
remplacée par une douce chaleur. Un instant, il croit même entendre la voix
mélodieuse d'une femme, de sa femme. Bouleversé par ce qui se produit en lui,
il croit qu'il s'agit là d'une ruse, d'une tentative pour le ramener au calme.
La lumière de la bulle l'embrase entièrement. Transcendé, il se sent emporté à
travers les nuées galactiques. L'univers autour de lui s'agite et accélère.
Mais, lui, baigné dans une rassurante quiétude, il ne ressent plus rien que cet
incompréhensible sentiment d'éternité.
Combien de temps ce bonheur va-t-il durer ?
Soustrait de toute réalité, le temps est devenu pour lui inquantifiable.
Pourtant, son voyage va bientôt prendre fin lorsque la douleur va de nouveau
l'envahir. Il apprendra plus tard que c'est à cause du transfert, de ce voyage
incroyable qui le mènera de réalité en réalité, à travers l'espace et le temps.
Lorsque la bulle éclate pour la première fois, il croit être enfin libre. Mais,
alors qu'un visage s'affiche en lui, une voix résonne dans son esprit, lui
disant où et quand il se trouve et ce qu'il doit faire.
Un chantage odieux se fait soudain à jour; s'il veut
rentrer dans sa réalité, Harnod doit faire réapparaître la bulle et pour ça, il
faut collecter l'essence du plus puissant télépathe de la réalité en le tuant.
Seule l'énergie dégagée par cette essence pourra réactiver la bulle.
Harnod est atterré, effondré. Son être a changé et
il peut manipuler à volonté son apparence, mais le prix de son retour chez lui
est très cher. Après une longue lutte avec sa conscience, il sera obligé de se
soumettre à la bulle.
Ce qu'il ignore, alors qu'il part pour sa première
chasse, c'est qu'il n'y aura pas qu'un seul transfert, mais des milliers et que
chaque transfert lui ôtera un pan de sa mémoire. Il oubliera d'abord son nom,
puis les souvenirs antérieurs à sa mutation et plus tard, beaucoup plus tard,
il oubliera ce pourquoi il chasse. Tout ne deviendra pour lui qu'un jeu, un
sport où il excellera et il croira avoir été créé dans ce seul but. Une
histoire commence et dès lors, sans savoir pourquoi, il comprend qu'il sera à
jamais lié à cette sphère d'énergie. Elle sera pour lui sa seule compagne.
Un jour, la bulle le libérera. Elle aura cessé de
jouer avec lui et le ramènera enfin à sa réalité. Mais elle ne lui rendra pas
la mémoire et le déposera, dans un ultime caprice, un peu avant sa mutation.
Alors il sera désorienté, ne comprendra pas que le jeu est fini et voudra
réactiver la bulle par tous les moyens, et la boucle sera bouclée. Une
transition. Cette phase sera une transition, toujours la même, se répétant à
l'infini, transformant irrémédiablement un simple humain en être d'énergie. Son
voyage ne cessera jamais et n'aura pour début et pour fin que cette phase,
cette transition sur la lumière...
Fin ?